CHAPITRE PREMIER
— Mon Pierre, me dit Miroul quand il me vint désommeiller à l’aube du vendredi 25 mars, quérez-vous d’apprendre de moi ce que je me suis apensé tout le jour de devant et le long de la nuit passée ?
— Monsieur l’Écuyer, dis-je avec un bâillement qui finit en souris, est-il utile que je le quière, puisque de toute manière, vous me l’allez apprendre.
— Or sus, voici : Henri Quatrième a retrouvé le 22e jour de mars sa capitale et son Louvre. Mais vous-même, Monsieur le Marquis, êtes couillasse comme devant, votre logis s’encontrant ès mains ligueuses depuis les barricades.
— Mal heur des uns. Bon heur des autres. Je gage qu’un petit Seize de merde y a fait, comme le coucou, son nid, et comme dit le roi « je m’en va » le requérir par huissier à verge de se déloger de mon bien.
— Moussu, ce ne sera pas utile.
— Tiens donc !
— Avez-vous ouï dire que trois femmes ligueuses avaient beaucoup pâti de l’ennui et fâcherie que leur donna la reddition de Paris à Henri ?
— Diga me.
— La première, dame Lebrun, tenant boutique de drap en la grand’rue Saint-Denis, de saisissement de voir le roi intra-muros, incontinent décéda. La deuxième, chambrière de l’archiligueux Beri, se retrouva sans voix. La troisième, qui était la femme de l’avocat Choppin, perdit l’esprit. Sur quoi M. de L’Étoile, qui m’abreuva hier de ses nouvelles, observa que celle-là, du moins, n’avait pas perdu grand-chose.
— Bonne gausserie ! Poursuis. Je sens que nous approchons à pas menus de mon logis…
— Nous y sommes, Moussu. Ledit Choppin se trouve que d’être l’oncle d’un nommé Bahuet, lequel traîtreusement et proditoirement occupe ce jour votre maison par la grâce des Seize.
— Que petit est le monde !
— Petitime ! Car savez-vous ce que c’est que ce Bahuet ?
— Je t’ois.
— Le secrétaire du chevalier d’Aumale !
— Cornedebœuf ! Il est heureux que le roi m’ait contraint au silence quant à mon dépêchement du chevalier. Sans cela on pourrait s’apenser que mon pistolet en a voulu tirer vengeance pour mon particulier. Quant à ce Bahuet je cours le bouter hors de mon terrier.
— Moussu, ce ne sera pas utile.
— Miroul, tu répètes tes effets.
— Que nenni ! Celui-là est le final et commande tous les autres : J’ai ouï hier que ce Bahuet se trouve inscrit sur la liste des 140 que le roi bannit de sa bonne ville pour avoir été des plus avant dans la faction des Seize. L’Édit est exécutoire ce jour 25 mars à midi.
— Il n’est donc pas nécessaire d’y courre si tôt.
— Moussu, bien le rebours. La ville abonde en officiers royaux qui depuis avant-hier se cherchent un toit, et d’aucuns, voyant cette maison vide, pourraient bien s’y escargoter.
— Monsieur l’Écuyer, c’est bien pensé.
— Monsieur le Marquis, peux-je vous ramentevoir que nous sommes convenus dans le particulier à ne pas tant y aller à la cérémonie. Pour moi, je veux être pour vous « Miroul » comme devant, et non M. de La Surie, ou M. l’Écuyer.
— Et moi, pour toi « mon Pierre » et non « Moussu », lequel Moussu sent par trop encore son valet périgordin. Et je ne veux point être voussoyé non plus : Usted esta d’accuerdo ?
— Si, señor. Quiero decir : si, Pedro.
— Esta bien[1].
— Mon Pierre, reprit Miroul pour demeurer dans l’espagnol, qu’allez-vous faire de Doña Clara ?
— J’y ai rêvé. S’il lui plaît, elle demeurera céans, rue des Filles-Dieu. Je ne veux point la mettre au hasard d’encontrer mon Angelina, s’il prend fantaisie à mon épouse de quitter ma seigneurie du Chêne Rogneux pour venir demeurer en ma maison de ville.
— Et Héloïse ?
— Ha ! Miroul ! Fripon que tu es ! Elle restera au service de Doña Clara. Et Lisette aussi.
— Pour Lisette, mon Pierre, ce n’est pas moi que tu accommodes. C’est M. de L’Étoile. Et tout cela, Dieu bon ! à vos dépens et débours, vu que vous continuerez à payer loyer pour un logis où vous n’habiterez pas.
— À quoi sert un ami sinon à le servir ?
— Mon Pierre, cela est profond. Je l’inscrirai sur mes tablettes.
— De qui tiens-tu que ce Bahuet est banni ?
— Du maître-menuisier Tronson à qui il doit pécunes. Raison pour quoi, appétant à se les faire repayer avant que le Bahuet ne saille de nos murs, il requiert de nous accompagner.
— Ne peut-il l’encontrer seul ?
— Il le craint. Ce Bahuet est un violent et s’entoure d’hommes de basse mine.
— Fidèle en cela aux mânes du chevalier d’Aumale.
— Ha ! mon Pierre ! « aux mânes d’Aumale » ! Quel giòco di parole[2] !
— Je ne l’ai pas fait expressément. Adonc, je le tiens pour tien.
— Adonc je le retiens pour mon futur usage.
— Barguin conclu. Quant à moi, c’est assez « faire l’accouchée au lit », comme le roi aime à dire. Dépêche Pissebœuf au « capitaine Tronson » qu’il soit céans dès que se peut. Et mande-moi Lisette qu’elle m’habille.
— Cela, mon Pierre, je le peux faire.
— Fi donc ! Un écuyer a licence de m’armer en guerre, mais non de me passer mes chausses : c’est là devoir de chambrière.
— Le beau devoir ! dit Miroul, son œil marron quasi autant pétillant que son œil bleu. Et sur cette piqûre, élégant et fluet, et la taille comme guêpe, il s’envola.
Mon voisin de la rue Saint-Denis, le « capitaine Tronson » (il ne l’était que de la milice, ces messieurs de la Basoche et de la Boutique s’étant donné entre eux ces titres militaires pour avoir défendu, lors du siège de Paris, des murailles que le roi n’avait mie attaquées), le « capitaine » donc, si le lecteur se ramentoit, était une vraie montagne d’homme (ce qui faisait dire à Miroul, que si c’était là le Tronson, comment donc serait le tronc ?), créature tant large que haute, plus bedondainante que moine, plus piaffante et paonnante que pas un fils de bonne mère en France. De son état menuisier, mais étant chiche-face, tirant clicailles de tout, et fort inquiet de la paix revenue, pour ce que les cercueils qu’il façonnait ne seraient plus, le siège levé, si plaisamment nombreux. De reste, Parisien de souche, lequel avait flotté comme tant d’autres sans sombrer mie dans les marées de nos guerres civiles, épousant leurs flux et reflux : Saint-Barthélemisard sous Charles IX ; barricadeux sous Henri Troisième, ligueux sous Mayenne, papiste sans être pieux, rêvant avec les Seize d’un grand massacre des Politiques de la bonne ville et de la subséquente, succulente picorée de leurs belles maisons ; mais la Ligue perdant pied, et Navarre gagnant terrain et qui plus est se convertissant, Tronson s’était converti lui aussi, dépouillant sa vieille peau de ligueux, se muant en Politique, se mettant l’écharpe blanche et mêlé à la parfin à ceux qui ouvrirent nuitamment aux troupes du roi les portes de la capitale. Ce qui avait fait de lui, du moins dans la rue Saint-Denis, un héros dans les siècles des siècles…
Les six heures sonnant à l’église des Filles-Dieu, notre héros apparut à mon huis, cuirassé de cap à pié, suivi de deux de ses compagnons, armés, eux aussi, quoique de bric et de broc.
— Hé quoi ! Monsieur le Marquis ? dit-il sur un ton de familiarité qui ne fut pas sans me piquer : en pourpoint ? Et avec votre seule épée pour affronter ces désespérés marauds ? C’est vous mettre prou au hasard de votre vie !
— Maître-menuisier, dis-je, j’ai mon épée et mon droit : cela devrait suffire.
— Voire ! Ce Bahuet fut un des Seize ! Engeance assoiffée de sang !
— Et en effet, dis-je d’un ton gaussant, qui les connaît mieux que vous, compère ? Il fut une époque où vous faisiez aux Seize des révérences à cul ouvert.
— Les temps ont changé, dit Tronson avec dignité.
— Et qui change avec eux se nomme girouette.
— Monsieur le Marquis, dit Tronson gravement, ce n’est pas la faute de la girouette si elle tourne : c’est la faute du vent…
Cette friponnerie m’amusa et je ris, mais voulant me mettre à quelque distance de cet effronté maraud qui le prenait quasiment de haut avec moi quand je portais ma déguisure de maître-drapier, je pressai le pas, sachant bien que sa rotondité ne lui permettrait point de se maintenir à mon niveau, et me retrouvai, bientôt, à deux toises au-devant de lui et de ses compagnons, Miroul à mon côté, Pissebœuf et Poussevent me suivant, lesquels, ayant été arquebusiers dans la troupe huguenote de M. de Châtillon, avaient condescendu à être de mes valets, à condition qu’ils n’en portassent pas le nom. J’observai, à la raideur de leur démarche, que Miroul, qui les commandait, avait dû leur ordonner de mettre une cotte de mailles sous leur vêture.
— Monsieur le Marquis, dit Miroul qui à portée d’oreille des deux guillaumes ne me nommait jamais autrement, je suis tracassé d’un point d’honneur que je ne sais comment résoudre.
— Diga me.
— Vous n’ignorez pas combien j’étais habile au lancer du cotel.
— Ne le sais-je ? Ce lancer-là m’a plus d’une fois sauvé la vie.
— La merci à vous de cette remembrance.
— La merci à vous, Monsieur de La Surie. Poursuivez, de grâce.
— Cependant, reprit Miroul, le cotel est arme de mauvais garçon et le lancer du cotel, un art de la truanderie, lequel j’appris (poursuivit-il en baissant la voix) au temps de mes folles avoines. Mais maintenant que j’ai une terre, que j’en ai pris le nom, et que le roi m’a fait gentilhomme, non point de cloche, mais d’épée, je me demande si je ne dois pas de trie et de trac répudier l’usage du cotel comme ignoble, malséant et tout à plein disconvenable à un homme de bien.
— C’est à considérer, dis-je gravement. Une arme, après tout, est une arme. C’est son emploi qui la rend mauvaise, non son principe. Que si un vaunéant a un pistolet en chaque main, et vous tire de l’un à cinq toises de vous, et fault à vous atteindre, je ne vois pas qui vous pourrait blâmer de lui lancer le cotel avant qu’il ne vous tire de l’autre ? Autre exemple : si en mon duel avec La Vasselière en l’hôtel de Montpensier, elle m’avait blessé, mis sur le carreau, et s’apprêtait disgracieusement à me daguer, ne lui aurais-tu pas mis le cotel entre les deux épaules ?
— Avec joie, dit Miroul en serrant les dents.
— Ou bien, repris-je, toute arme est réputée ignoble, et alors il nous faudra marcher nus parmi les loups – ou bien toute arme est bonne qui nous préserve des méchants. En vain, de reste, l’Église a-t-elle attenté d’interdire l’arbalète comme perfide et traîtreuse : quatre siècles plus tard, elle était encore en usance. Et qu’est-ce qu’une arbalète, Monsieur de La Surie, sinon un trait qu’on lance à distance comme un cotel ?
— C’est raison, dit La Surie. Monsieur le Marquis, votre opinion assouage immensément ma conscience et m’ôte ce petit caillou de mes bottes que les Latins appelaient scrupulum. D’ores en avant, je saurai que je peux lancer mes cotels sans discontinuer d’être noble…
Le logis que les Seize m’avaient robé, quand je dus fuir la capitale six ans plus tôt, après les barricades qui en chassèrent mon bien-aimé maître le roi Henri Troisième (que mon crime était d’avoir trop bien servi), se trouvait fort commodément sis à deux pas du Louvre dans la rue du Champ Fleuri qui courait (qui court encore) parallèle à la rue de l’Autruche, laquelle est le boulevard qui sur le château débouche. D’aucuns Parisiens, ignorant sans doute ce qu’est une autruche – grande bestiole originaire des déserts d’Afrique –, préfèrent dire Autriche, mot qui leur est plus familier, mais c’est fallace. Je n’ai mie lu le nom ainsi.
Quant à ma rue du Champ Fleuri, elle faisait, se peut, partie des jardins du château, avant qu’on ne le bâtît, l’espace en la capitale s’encontrant si resserré. Pour moi, j’avais acquis ce beau logis avec les pécunes que m’avait baillées pour récompenser mes missions secrètes Henri Troisième, le plus donnant et libéral des princes. Non que je veuille laisser entendre céans que Henri Quatrième, comme on l’a prétendu, fût chiche-face. Tout au plus pourrait-on dire qu’ayant tant besoin de clicailles pour poursuivre la guerre contre la Ligue et l’Espagne, il en fut davantage ménager, et aussi qu’il donnait moins à sa noblesse et davantage à ses soldats invalides – fussent-ils roturiers – et à leurs veuves.
Pas plus qu’aucune rue de Paris (hormis le Pont Notre-Dame) la rue du Champ Fleuri ne comporte de numéro, ce qui rend impossible qu’un courrier vous trouve sans s’enquérir de vous auprès des voisins, les adresses sur les lettres missives devenant, de ce fait, d’une complication à frémir. Voici quelle était la mienne, du temps où je n’étais encore que chevalier :
Monsieur le Chevalier de Siorac
Noble homme
Habitant en Paris rue du Champ Fleuri
Face à l’ancienne Aiguillerie
Le piquant de cette adresse étant que l’Aiguillerie, ayant fermé boutique, cessé commerce et enlevé son enseigne, on ne la trouvait pas plus aisément que mon logis. Cependant, l’indiscrétion des Parisiens passant l’imagination, je recommandai de prime à mes visiteurs de s’enquérir de l’Aiguillerie. Peine perdue : on les y accompagnait pour voir d’où ils iraient de là…
De tout le temps que je vécus en Paris, pendant le siège, sous ma déguisure de marchand-drapier, je n’avais osé mettre le pied dans la rue du Champ Fleuri, de peur d’être reconnu par les commères, jasant d’un bord à l’autre sous le prétexte d’arroser leurs fleurs, et aussi vives de l’œil que de la langue. Aussi est-ce le nœud de la gorge serré et le cœur fort toquant contre les côtes que je m’y engageai en ce clair matin, et vis, en m’approchant, que la porte cochère était tout à trac déclose. Je m’apensai donc que le Bahuet faisait ses paquets dans ma cour, et soufflai à Miroul de passer devant ladite porte sans s’arrêter afin que de jeter un œil, et de me revenir dire ce qu’il avait vu. Ce qu’il fit avec sa coutumière prestesse.
— Moussu, dit-il à son retour, incapable de résister à un giòco, ce ne sont pas ses paquets qu’il fait, ce sont les vôtres.
— Que dis-tu ?
— Ma foi, Moussu, rien que la vérité : ce Bahuet bahute vos meubles, tentures, tapis, coffres et cabinets ; il charge le tout sur deux grands chariots.
— Cornedebœuf, l’impudent vilain ! Je m’en va lui tirer l’oreille.
— Ha ! Moussu, dit Miroul, bridez un peu. Il y a avec lui dans votre cour une bonne quinzaine de vaunéants, de mine sanguinaire assez, et tous armés.
— Qu’ois-je ? dit le « capitaine Tronson », en survenant, à bout de souffle, ses deux guillaumes sur ses talons. Quinze ? Monsieur l’Écuyer, vous avez dit quinze ! Et nous ne sommes que six !
— Mamie, dis-je à une accorte fillette qui passait en la rue, allant à la moutarde, si du moins j’en croyais le panier qu’elle portait au bout de son bras rond, sais-tu qui sont ces hommes que je vois dans la cour du sieur Bahuet ?
— Vramy ! dit-elle en son parler de Paris, vif et précipiteux, mais en baissant la voix, rien n’en vaut ! Vous pouvez m’en croire ! Ce sont crocheteurs, mazeliers et bateliers de rivière, tous mauvais garçons. C’est pitié de voir cette cour des miracles en rue si noble, à deux pas du Louvre. Mais Monsieur, reprit-elle, l’œil à’steure sur ma face, à’steure sur ma vêture, encore que vous ayez un air de noblesse et portiez l’épée, votre pourpoint est de cuir grossier. Êtes-vous ou n’êtes-vous pas gentilhomme ? Que quérez-vous en notre rue ? Qui sont ceux-là ? Et que voulez-vous au sieur Bahuet ?
— Mamie, dis-je en lui caressant la joue de la main, tu as bon bec, ce me semble. Ceux-là sont bonnes gens, et moi aussi. Voici un sol pour t’acheter une oublie et la gloutir à ma santé.
— Un sol ! dit-elle en ouvrant tout grand son bel œil noir. Ha ! Monsieur mon maître, à ce prix, je vous dirai tout ce que je sais sur tous les manants et habitants de notre rue ! Mais Monsieur, reprit-elle, si vous défaut un jour une chambrière, pensez à moi, je me nomme Guillemette, je loge en la maison à la dextre de l’ancienne Aiguillerie. Ma bonne maîtresse ayant péri pendant le siège, je suis désoccupée, et il ne me plaît point à seize ans, d’être à la charge de mes parents.
Là-dessus, elle me fit un souris, une belle révérence et s’en alla.
— Voilà une bonne garce ! dit Pissebœuf à Poussevent. Et dans laquelle il ferait bon s’enconner.
— Arquebusier, dit Miroul qui, depuis que le roi l’avait anobli, aimait à prendre un ton moral, que voilà des paroles sales et fâcheuses ! Monsieur le Marquis, dit-il en se tournant vers moi, que faisons-nous ?
— Miroul, dis-je (et le prenant par le bras, je l’entraînai à l’écart), pour te dire le vrai, je n’aime guère la physionomie de la chose : ces vaunéants ont la tripe aussi fière que nos mignons de cour, lesquels s’entr’égorgent pour un regard de travers. Tu n’ignores pas comme le guet les craint. Et d’un autre côtel, si l’on en vient au chamaillis, le Tronson a les ongles trop pâles pour faire rien qui vaille. Ses compagnons moins encore. Ainsi nous serons quatre contre quinze, et, quinze, Miroul, c’est prou ! Vais-je mettre au hasard nos carcasses et nos vies pour quelques petits meubles, si précieux qu’ils me soient ?
— Que faire donc ? dit Miroul. Les leur laisser ?
— Que nenni ! Miroul, tu vas courir au Louvre trouver Vitry, lui mettre puce au poitrail, et le prier de venir en renfort avec une douzaine d’arquebusiers.
— Mon Pierre, dit Miroul, son œil bleu soupçonneux et son œil marron fort inquiet, que feras-tu durant que je serai ainsi occupé ?
— Je prendrai langue avec Bahuet.
— Mon Pierre, il y a péril, surtout si tu vas fourre la patte dans ce piège à rat.
— Je m’en suis avisé. Cours, mon Miroul.
Là-dessus, voyant que Guillemette, curieuse comme belette, était revenue sur ses pas, son panier vide, et rôdait dans nos alentours, j’allai à elle, la saisis par son bras nu, lequel était rond, ferme et frais, et lui dis à l’oreille.
— Mamie, deux sols pour toi, si tu me procures une écritoire et un petit vas-y-dire.
— Ha ! Monsieur ! Deux sols, c’est prou ! Vramy, vous n’êtes pas pleure-pain ! J’y cours ! Vous me verrez à peine partie que je serai jà revenue !
Oyant quoi, le « capitaine » Tronson s’approcha de moi, paonnant et poussant devant lui sa bedondaine cuirassée.
— Monsieur le Marquis, dit-il avec plus de respect qu’il n’en avait jamais marqué, je n’entends goutte à ces pas et démarches. Plaise à vous d’éclairer ma lanterne.
— Je vais dépêcher un poulet au Bahuet pour lui mander de m’encontrer céans.
— Monsieur le Marquis, il y a danger.
— Lequel je ne te demande pas de partager. De toute manière, je lui veux parler bec à bec.
— Plaise alors à vous, Monsieur le Marquis, de lui ramentevoir ma petite créance.
— Laquelle se monte à combien ?
— À cent écus qu’il eût dû me repayer ces trois ans écoulés.
— Cornedebœuf ! Trois ans ! Que n’as-tu contre lui procédure ?
— Monsieur le Marquis, vous gaussez ! La Cour n’aurait jamais osé me donner raison contre un Seize, surtout après l’exécution du président Brisson. Et quant au Bahuet, il m’aurait fait embastiller !
— Et de présent que le vent a tourné ?
— La Cour est lente. Le Bahuet sera de belle lurette parti avant qu’elle ait tranché ! Et comment le contraindre au corps, quand il sera réfugié chez Mayenne ou dans les Flandres avec les Espagnols ?
— C’est raison. Compère, j’en toucherai un mot au guillaume, si j’en ai l’occasion.
Quoi disant, voyant revenir Guillemette avec un petit vas-y-dire et une écritoire, je tournai le dos au capitaine Tronson, baillai deux sols à la mignote, et m’asseyant sur une de ces bornes qui défendent les portes cochères contre les roues des carrosses, j’écrivis ce qui suit :
Maître Bahuet,
Votre charroi et vous-même allez courir de grands hasards, dès que vous serez hors les murs. Que si vous m’encontrez sur l’heure devant l’ancienne Aiguillerie, je peux vous donner un avis qui vous pourra remparer contre ces périls.
S.
— Monsieur mon maître, dit Guillemette penchée par-dessus mon épaule, je ne sais lire, mais c’est merveille comme bien vous écrivez. Cependant, maugré votre épée, vous n’êtes pas gentilhomme.
— Pourquoi cela ?
— Si vous l’étiez, vous dicteriez ce billet à un secrétaire, au lieu de vous mettre à tant de peine.
— C’est bien pensé. Ensauve-toi, mignonne. J’ai affaire. Voici ton écritoire.
Elle la mit dans son panier, contrefeignit de s’en aller, mais une maison plus loin, s’arrêta et se mit dans une encoignure, comme je le vis en l’espinchant du coin de l’œil.
— Vas-y-dire, dis-je au petit galapian qui n’avait pas dix ans d’âge, et l’air éveillé assez, va porter ce billet au sieur Bahuet, et ne le remets qu’à lui-même, parlant à sa personne. Voici un sol.
— Un sol ! dit Guillemette en sortant de sa cachette. Monsieur, c’est trop ! Un demi-sol suffirait pour une commission aussi courte !
— Voyez donc cette grande folieuse qui me veut rogner mon salaire ! dit le petit vas-y-dire, dressé comme un serpent.
— Folieuse ! hurla Guillemette en s’avançant, la main levée. Je m’en vais te frotter l’oreille, vermisseau !
— Paix-là ! dis-je, et la saisissant par le bras, je lui fis faire demi-tour. Va à ta moutarde, Guillemette, et ne fourre plus ton nez céans !
Mais comme devant, elle ne fit que quelques pas et se cacha derechef, étant attirée à cette scène comme limaille à l’aimant. À quoi elle n’était pas seule, car le premier soleil du matin dorant les pignons et bretèches de la rue du Champ Fleuri, les Parisiennes les plus tôt levées ouvraient leurs verrières et se penchant à leurs fenêtres, par-dessus les pots de basilic et de marjolaine qu’elles y entretenaient, envisageaient notre petite troupe sans mot dire, mais sans perdre une œillée. D’autant plus que de notre côté, ce n’étaient qu’allées et venues, chuchotis et jaseries au bec à bec, sans qu’aucun de nous passât devant la porte cochère large déclose de mon logis, de peur d’être aperçu des quinze vaunéants armés qui chargeaient mes meubles sur un chariot.
Cependant, le petit vas-y-dire expédié, je commandai à Tronson et à mes gens de se reculer davantage encore et de s’escamoter de leur mieux, afin que de non pas être vus par le Bahuet s’il me venait trouver, leur commandant encore de ne branler mie que je ne les appelasse. Quoi fait, j’allai me poster devant la porte piétonne de l’ancienne Aiguillerie, bien en vue de ces mauvais garçons, et m’appuyant nonchalamment contre le bois de la porte, commençai à me couper les ongles avec une paire de petits ciseaux. Lecteur, bien je te concède qu’il y avait quelque théâtre dans cette posture – d’autant qu’avant de me placer ainsi, j’avais, sous mon mantelet, fait jouer les deux dagues à l’italienne dans leurs fourreaux (lesquelles je porte dans mon dos), sachant bien que dans un soudain corps à corps, n’ayant le temps ni l’espace pour dégainer une épée, seule une dague est sûre. Me méfiant pour la même raison des cottes de mailles qui vous ôtent au chamaillis souplesse et vivacité, j’avais endossé un pourpoint en cuir de buffle qu’une lame, en mon opinion, ne pourrait pas si aisément tailler, ni percer, le coup étant porté de près. Et enfin, j’avais pris position dans l’encoignure de la porte piétonne, laquelle encoignure, étant étroite et profonde, me protégeait à demi de dextre et de senestre, la porte elle-même garantissant mon dos. Et pourquoi diantre je m’exposai ainsi au pire péril au lieu d’attendre le retour de Miroul et l’arrivée de Vitry et de ses hommes, je ne sais, sinon que lorsqu’on a mené comme moi de la quinzième à la quarantième année une vie aventureuse, on prend l’habitude de lancer des défis à sa propre vaillance, pour s’assurer que l’âge ne l’a point escouillée.
Quant aux petits ciseaux et à mes ongles, les premiers coupant les seconds, je les destinais à me persuader que mes mains ne trémulaient pas et à convaincre Bahuet de ma sérénité. Cependant, l’ayant vu saillir de ma cour, et se diriger vers moi, flanqué de deux truands de basse mine, dès qu’il fut à deux toises de moi, j’empochai mesdits ciseaux, et enfilai mes gants, lesquels étaient aussi de cuir et me pouvaient garantir des estafilades, le mauvais d’une dague, comme on sait, étant qu’elle ne comporte pas de garde.
Ce Bahuet que j’eus tout le loisir d’envisager, tandis qu’il s’avançait vers moi, était un gautier de moyenne taille, mais carré assez de l’épaule, la mine chafouine et renardière, le nez camus, la lèvre mince, l’œil faux et fuyant, et une grosse moustache noire dont les deux bouts retombaient autour des commissures des lèvres. J’observai qu’il marchait quelque peu de côté à la façon des crabes, la prunelle épiante de dextre et de senestre. Il portait dague, et ses acolytes, des coutelas passés à la ceinture. N’est-ce pas scandale, lecteur, je le demande à toi, qu’une grande ville comme Paris soit si mal policée, et le guet si couard et si insuffisant que de tels coupe-jarrets se peuvent trantoler, armés, à deux pas du Louvre sans qu’on les envoie tout bottés au gibet ?
— Compère, dis-je avec un sourire et en reprenant ma pose nonchalante, mais une main derrière le dos sur la poignée d’une de mes dagues, peu importe mon nom, puisque je sais le tien : tu te nommes Bahuet, tu fus de son vivant secrétaire de feu le chevalier d’Aumale (que Dieu le tienne au ciel en sa sainte garde !), tu occupes par la grâce des Seize la maison de M. de Siorac, politique notoire, laquelle tu vas quitter ce jour, étant banni de Paris par Navarre.
Je dis « Navarre » et non « le roi » pour lui donner à penser que j’étais, comme lui, poisson des mêmes eaux ligueuses. Et pour la même raison, j’avais recommandé au ciel l’âme du chevalier d’Aumale, bien persuadé que j’étais que Miroul et moi l’avions en tout autre lieu dépêché.
— Compère, dit le Bahuet, son œil faux noircissant, tout un chacun sait cela.
— Mais je sais choses, en outre, dis-je d’un air fort connivent, qui te seraient très utiles à connaître en ton présent prédicament : lesquelles, compagnon, te coûteront cinq écus.
— Cinq écus ! dit le Bahuet avec un rire de dérision et en jetant un œil gaussant à ses sbires : vous avez ouï, compains ? le maraud me réclame cinq écus ! Il me veut vendre ce qu’il me doit bailler !
Quoi disant, il fit jaillir sa dague de son fourreau et en appuya la pointe contre mon pourpoint. Ce qui me laissa pantois, n’ayant mis en avant ces cinq écus que pour donner à ma démarche couleur plus vraisemblable.
— Compère, dis-je, c’est mal me payer de la peine que je me suis donnée pour te venir prévenir des périls qui t’attendent. Que diantre t’ai-je fait pour que tu menaces ma vie, alors même que j’attente à garantir la tienne ?
— Oui-da ! dit Bahuet, tu es bien fendu de gueule, à ce que je vois, et la langue bien frétillante ! Mais je n’aime guère qu’on vienne fourrer le nez dans mes petites affaires. Et si décrois-je que tu sois céans pour me servir.
— Fort bien donc, dis-je, les tempes me battant quelque peu de voir sa lame à si peu de distance de mon poitrail, si vous rebutez mon aide, je m’accoise et m’en vais.
— Tudieu ! Le prompt exit ! s’écria Bahuet en s’esbouffant, et un fort vilain éclair passant dans ses yeux faux. Vous avez ouï, compains ! Le maraud veut s’ensauver à l’anglaise ! Sans nous dire son nom, ni son état, ni le message dont il se dit porteur.
Et ce disant, il appuya davantage sa dague sur mon pourpoint, tant est que sans qu’il le perçât vraiment, je sentais néanmoins sa pointe à travers le cuir, à pas même un pouce du toquement de mon cœur.
— Voire mais ! dit le truand à ma dextre (lequel puait effroyablement l’ail et la sueur). Par la mort Christ, Bahuet, frappe à la gorge ! et ne gâte point, je te prie, ce bon pourpoint de buffle : j’ai eu l’œil sur lui de prime, et le réclame pour ma part de picorée, quand tu auras expédié le guillaume.
— Et moi, ses bottes, dit le truand à ma senestre.
— Et moi, l’épée, dit Bahuet en souriant du coin de la bouche. Nous voilà donc bien d’accord.
— Cornedebœuf ! dis-je, Messieurs, que pensez-vous faire là ? Dépêcher un honnête garçon en plein jour à deux pas du Louvre et devant tant de témoins ?
— Sottard de merde ! dit Bahuet. Dans une heure, je serai hors Paris, et ces braves gens aussi.
— Hors Paris, mais non pas tant sains et gaillards que de présent vous l’êtes, dis-je promptement, car le marquis de Siorac, de qui vous avez six ans occupé la maison et dont vous emportez les meubles, a fait poster des espions à toutes les portes de Paris, et dès qu’il saura votre chemin, vous courra sus avec un fort parti de cavaliers pour vous exterminer.
— Coquin ! s’écria Bahuet en pâlissant, d’où sais-tu cela ?
— D’une chambrière du marquis dont je suis l’amant.
— Et qui es-tu, par la Mort Dieu !
— Franz Muller, Lorrain, anciennement sergent du duc de Guise à Reims et de présent désoccupé.
— Voilà qui explique l’épée et le pourpoint, dit le truand à ma dextre.
— Mais non point qu’il me veuille rendre service, dit Bahuet.
— Moyennant pécunes, dis-je.
— J’ai ouï ta chanson, et la décrois, scélérat. C’est tout fallace. Tu n’as pas mine à courre après cinq écus. J’en donnerais mon vit à couper. Compains, c’est assez languir. Serrons le maraud prisonnier au logis. Nous y serons plus à l’aise pour le mettre à la question et trier le grain de la paille. Suis-nous, vilain ! reprit-il en me mettant la main au collet.
À quoi je vis bien qu’il fallait à la parfin passer du miel au vinaigre, et m’arc-boutant du dos contre la porte piétonne, je lui décochai dans le ventre un fort coup de botte qui l’envoya rouler au milieu de la rue. Quoi fait, je saisis derrière mon dos mes deux dagues à l’italienne et penché en avant, bien campé sur mes gambes, je les dardai de dextre et de senestre, en huchant à gorge rompue :
— À moi, mes gens !
Mes deux beaux truands voulurent alors mettre la main à leurs coutelas, mais jetant mes griffes de part et d’autre comme un chat, je leur fis à chacun de telles estafilades aux bras qu’elles leur ôtèrent le goût de se frotter à moi, et d’autant que Pissebœuf et Poussevent, leur courant sus, l’épée à la main, leur donnèrent sur la tête de telles platissades que changeant leur retraite en vauderoute, ils s’ensauvèrent comme lièvres débusqués. Ce que voyant Bahuet, qui s’était relevé, mais en deux plié et se tenant les tripes, il se réfugia dans ma cour dont il fit incontinent clore la porte cochère par ses spadaccini.
— Tudieu, Monsieur le Marquis ! s’écria Tronson qui, survenant à petits pas, sa bedondaine tressautante, volait au secours de la victoire, fort paonnant et l’épée dégainée, voilà qui est chié chanté ! Nous les avons bien battus dos et ventre ! Et les voilà retirés dans leur trou !
— La merci à toi, compère, dis-je froidureusement, pour ton aide opportune.
— Moussu lou Marquis, dit Pissebœuf en oc, donnerai-je aussi à ce dindon du plat de mon épée ?
— Nenni. Il n’est point là pour l’usance, mais pour la décoration. Pissebœuf, cours au Louvre et vois le qu’est-ce et le pourquoi du délayement de M. l’Écuyer.
— Moussu, il n’est besoin, dit Pissebœuf, le voilà qui rendit en courant le tournant de la rue de l’Autruche, précédant de peu M. de Vitry et ses arquebusiers.
— Louée soit la Benoîte Vierge ! dit Tronson.
— Laquelle n’a rien à voir à l’affaire, dit tout bas Pissebœuf en oc, lequel Pissebœuf était grand et maigre comme un échassier déplumé (au rebours du gros Poussevent) et quoique fort gaillard avec les mignotes, huguenot de forte racine.
— Monsieur le Marquis ! cria Miroul en courant à moi, son œil marron étincelant et son œil bleu froid comme glace, qu’est cela ? Qui vous a lacéré le pourpoint ? Ha ! Moussu ! ajouta-t-il en oc, vous êtes-vous aventuré sans moi contre ces droles ? Sans moi ! Serez-vous toujours tant étourdi qu’un hanneton ?
— Paix-là, Miroul, dis-je en oc à voix basse. Voici Vitry ! Mais non, Cornedebœuf ce n’est pas Vitry ! C’est Vie !
À quoi je ris, pour ce que M. de Vie était gouverneur de Saint-Denis quand le chevalier d’Aumale attaqua la ville, et y ayant pris pied, et la croyant gagnée, laissa là ses troupes pour aller coqueliquer avec La Raverie, putain de haute graisse dont le béjaune était raffolé. Ce qui fit que Vie, contre-attaquant, mit à vauderoute les ligueux privés de leur général, celui-là étant tué en embûche par Miroul et moi : le plaisant de la chose étant que le dépêchement n’ayant pas eu de témoin, et le roi me défendant de le revendiquer, M. de Vie s’en paonna et reçut en gratification l’abbaye du Bec, dont le chevalier était titulaire, et où, de reste, il n’avait jamais mis le pied, sauf pour empocher les pécunes. Cependant, quand le roi me remboursa les dix mille écus que je lui avais avancés pour gagner à lui M. de Vitry – je dis M. de Vitry et non M. de Vie – il tripla la somme.
— Ha ! Sire, dis-je, c’est trop !
— Barbu, dit-il (car tel était le surnom qu’il m’avait baillé, pour ce que j’avais laissé pousser mon poil pour bien jouer mon rollet de marchand-drapier en mes missions secrètes), Barbu, dit-il me parlant bec à bec – voilà qui te va oindre la navrure de n’être pas abbé du Bec…
— Ha ! Monsieur de Vie ! dis-je, allant au « vainqueur du chevalier d’Aumale » avec un visage riant et lui donnant une forte brassée, votre arrivée est la très bien venue : ces coquins se sont remparés dans ma cour derrière le portail clos. Ils sont quinze, et bien armés, et me veulent rober mes meubles.
— Marquis, dit M. de Vie, le verbe haut, gaillard et militaire, l’affaire est claire comme eau de roche et simple comme Évangile : Je vais fourrer un pétard sous le portail, et ledit portail en miettes, mordieu ! Je vais tout tuer et tout pendre.
— Hé ! Monsieur l’Abbé du Bec ! dis-je avec un souris, voilà qui serait peu chrétien, outre que le roi n’aimerait guère un massacre si près de son Louvre, lui qui tient tant à la clémence. De reste, votre pétard détruirait ma porte et mettrait mes meubles à dol, lesquels justement j’entends bien préserver. Sa Majesté me saurait gré, je crois, d’employer des moyens plus doux.
— Et quels, Tudieu ? Quels ? s’écria de sa voix de stentor M. de Vie, qui était aussi paonnant que Tronson, mais, au rebours du menuisier, la vaillance même au combat. Différence qui, en mon opinion, ne tenait qu’à l’entretainement qu’il avait subi dès l’enfance, ayant été élevé par son père dans le culte du courage, comme Tronson par le sien dans celui des clicailles. Il est vrai qu’à celles-ci nos beaux guerriers ne sont pas non plus de glace, mais ils y tendent par l’épée, et non par les arts mécaniques. À chacun sa picorée, comme disait notre berger Jonas à Mespech.
— Monsieur de Vie, j’ai sur ces moyens doux quelque petite idée, dis-je, et plaise à vous de me lâcher la bride que je la puisse mettre à l’épreuve.
— À votre guise, dit M. de Vie, d’un air mal’engroin assez, mais ramentez-vous, Siorac, que si elle défaut, je vous les rends tous pendus en un battement de cil.
J’appelai alors Pissebœuf et lui dis de courre jusqu’à la rue du Chantre sur laquelle donnait un des murs de ma cour afin que de surveiller ledit mur et de me mander par un petit vas-y-dire combien de ces vaunéants s’en sauveraient par là, dès que j’aurais fait mon annonce. Quoi fait, et Pissebœuf départi comme carreau d’arbalète, je m’approchai de mon portail et criai d’une voix forte :
— Bahuet ! L’homme dont tu as lacéré le pourpoint, c’est je ! Je, le marquis de Siorac, dont tu occupes proditoirement le logis et dont tu attentes, au déguerpir, de rober les meubles. Bahuet, j’ai là avec moi M. de Vie, gouverneur de Saint-Denis, dont le monde entier connaît la vaillance, et une bonne vingtaine d’arquebusiers. M. de Vie se propose de mettre un pétard sous la porte et de vous rendre tous tués ou pendus pour rébellion. Toutefois, si tu viens à résipiscence et remets mes meubles en place et nous ouvres, j’ai obtenu de lui de t’accorder vie sauve, et à tes acolytes aussi, hormis à ceux qui sont en coquetterie avec le lieutenant de police. C’est juré sur ma parole de gentilhomme !
Ayant dit, ou plutôt huché à gorge déployée, je fis un grand geste des deux bras pour réclamer le silence, toutefois inutilement, car non seulement nos gens, les arquebusiers, Tronson, Miroul et Vie s’accoisaient, mais toute la rue – j’entends les commères et compères aux fenêtres, personne ne se hasardant à mettre le pié sur le pavé de peur d’être mêlé au chamaillis – restait bec bée à tendre l’oreille pour ouïr la réponse de Bahuet – et la tendit en vain, car durant les longues minutes qui suivirent, le drole ne répondit ni mot ni miette.
— Mordié ! Le vaunéant nous lanterne ! dit à la parfin M. de Vie en se retroussant la moustache. Arquebusier, un pétard ! Là ! Sous cette porte de merde ! Et vite !
— Ha ! Monsieur le Marquis ! Monsieur de Vie ! Messieurs ! s’écria Tronson en poussant tout soudain sa grosse bedondaine entre Vie et moi, faire sauter une tant belle porte, c’est le crime des crimes ! Je vous le dis, moi, maître-menuisier Tronson de la rue Saint-Denis ! Façonnée qu’elle est en beau chêne sans nœud, le grain serré et de forte texture, avec bonnes moulures, lesquelles ne sont point rapportées, mais creusées dans l’épais du bois, sans compter que l’explosion risque aussi de tordre vos ferrures, lesquelles sont de haute graisse et fort bien travaillées, et au surplus, d’ébranler votre mur, voire même d’écrouler votre linteau de belles pierres, si la clef de voûte est le moindrement navrée ! Messieurs, il faut cent ans d’âge pour rendre une porte tant saisonnée, drue et dure que celle-ci, tant est que vous n’y pourriez même enfoncer un clou, si vous le vouliez. Et dissiper en une seconde l’ouvrage de tant de temps, mordié ! c’est pitié, et que m’oie la Benoîte Vierge, très sacrilégieux gaspillement !
— La peste soit du grand jaseur ! dit M. de Vie. Allons-nous faire éternellement le pied de grue devant une porte, pour ce qu’un vaunéant l’a remparée de l’intérieur ?
— Monsieur de Vie, cria d’une fenêtre de la rue un compère dont les moustaches valaient bien celles du gouverneur de Saint-Denis, oyez le maître-menuisier, il parle raison ! C’est je, maître-charpentier Gaillardet, dit gambe de bois, qui le dis ! Plus belle porte que celle-là il n’y a pas dans la rue du Champ Fleuri !
— Monsieur de Vie ! cria d’une autre fenêtre une forte matrone, dont les tétins appuyés sur son balcon pendaient là quasiment, comme deux sacs de blé. Bien savons-nous, Monsieur de Vie, que vous êtes un vaillant ! Mais un pétard dans la rue du Champ Fleuri, vous n’y pensez point ! Nos verrières voleraient en éclats, et Jésus ! qui les paiera ? Et où trouver le verre de présent ? Et à quel prix ?
Cette apostrophe fut de tous côtés tant applaudie que je vis bientôt poindre le moment où pour défendre ma belle porte et leurs verrières, mes bons voisins m’allaient défendre de rentrer chez moi…
— Henri Quatrième dit bien, grommela Vie à mon oreille. Un peuple est une bête, principalement le parisien. Il n’y a pas plus rebelle et maillotinier. Les marauds me feraient un tumulte, si j’allumais ce pétard de merde ! Et s’ils me font un tumulte, que dira le roi ?
— Se peut, maître Gaillardet, criai-je au moustachu compère qui avait de prime opiné, qu’une hache de charpentier ferait l’affaire pour défoncer un panneau du portail, et passant la main par le trou, la déverrouiller. Ce serait moindre mal.
— Se peut, dit Maître Gaillardet.
— Cinq sols pour toi, si tu le fais !
— Dix, Monsieur le Marquis, vu la dureté du bois.
— Tope !
— Monsieur le Marquis, dit à voix basse Guillemette en me tirant la manche, dix, c’est trop. On vous gruge.